La Douille #41 – M&A : le retour des ex (fondateurs) – Ep 1/3
M&A, clause de non-concurrence, garantie légale d'éviction, pacte d'associés
Bienvenue dans le quarante-et-unième épisode de La Douille by Volkane, la newsletter qui raconte au monde le droit des affaires.
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Cela fait plus de 15 ans que Blue Mind et Linagora se livrent un véritable combat judiciaire.
Et l’affaire n’est pas close.
Vous doutez de l’ampleur du conflit ? Allez faire un tour sur le site de l’une des deux entreprises… mais faites vite, l’information pourrait disparaître dans les 45 jours suivant la publication de cet article.
Dans les 3 prochaines newsletters, on vous raconte une histoire de post-cession en M&A.
Ce sont aussi ces cas concrets qui nourrissent notre approche pour sécuriser une opération de M&A.
Sommaire
1. L’histoire : Même équipe, même code, mêmes clients
2. Le temps technique : pourquoi la clause de non-concurrence n’a pas fonctionné
3. Des news de Volkane : Les entretiens Ice Breaker débutent
1. Même équipe, même code, mêmes clients
Aliasource était un éditeur open source connu pour sa solution OBM (Open Business Management), une solution de messagerie collaborative concurrente de Microsoft Exchange.
+ 500.000 utilisateurs.
C’était une référence dans son domaine.
En 2007, Linagora rachète Aliasource, récupère la techno, et garde les deux fondateurs, Pierre & Pierre, aux commandes. Ils deviennent salariés de leur ancienne société et actionnaires de Linagora.
C’était la première opération de croissance externe de Linagora. Elle ne risque pas de l’oublier car, très vite, les choses ont mal tourné :
En 2010, les deux fondateurs démissionnent.
L’un d’eux crée quelques mois plus tard Blue Mind, un concurrent frontal.
En 2011, ils cèdent leurs actions dans Linagora et le second rejoint à son tour Blue Mind.
Pierre écrira par email à un contact :
« Je prépare la solution qui va les barrer du marché de la messagerie open source. »
Linagora voit rouge et les accuse notamment de : débauchage de salariés, récupération du code source, détournement de clients lors d'appels d’offres etc.
Dans un courriel du 10 avril 2012 adressé à un ami, Pierre explique avoir créé la société Blue Mind dix jours après son départ de la société Linagora et avoir relancé un projet similaire avec 'les 8 de feu l'équipe OBM'.
« Toute l’équipe vient chez moi samedi 3 juillet. »
« J’ai relancé le projet avec les 8 de feu l’équipe OBM. »
Sur LinkedIn, les anciens salariés annoncent la naissance de BlueMind avec la “dream team OBM”.
Pierre & Pierre recrutent 6 anciens développeurs clés (la “dream team” OBM).
« J’en ai parlé à [C] [[Y]] hier. Globalement il est très positif (ça lui permet de quitter rapidement la société) [...] Toute l’équipe vient chez moi samedi 3 juillet. »
Une partie de la clientèle historique sera captée : des clients clés passent de Linagora à BlueMind en à peine quelques mois.
Extrait d’un email faisant référence à un futur client :
« c'est très en amont, donc on reste calme, mais enfin moi ça m'excite au max (! :)) d'imaginer d'aller rechopper ça à [Linagora] »
Linagora assigne Pierre & Pierre - les deux vendeurs - en restitution du prix et dommages et intérêts.
En parallèle, une action en contrefaçon fait l’objet d’une procédure distincte et une expertise a lieu sur le code source (on vous en parle dans l’une des deux prochaines douille).
Linagora demande plus d’un million à Pierre & Pierre.
La liste des demandes faites par Linagora est longue comme un bras. Voici un extrait :
- 270.304 euros et 135.437 euros au titre de la restitution partielle du prix de cession des actions Aliasource ;
- 1.725.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi au titre du gain manqué présent et futur ;
- 312.144 euros et 153.216 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait des manquements graves à leurs obligations contractuelles de non-concurrence en qualité 'd'hommes clés' et à leur devoir général de loyauté, de fidélité et d'information en leur qualité d'actionnaires dirigeants 'hommes clés' ;
- 405.740 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant du gain manqué et de la perte de chance du fait du détournement de la clientèle de cette société ;
- 250.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral et du préjudice d'image résultant du dénigrement du logiciel OBM propriété exclusive de cette société ;
- 672.639 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant des dépenses d'investissement perdu par la captation parasitaire du savoir-faire de cette société ;
- 76.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant du coût des recrutements dus au débauchage des salariés de cette société ;
- […]
Les premiers jugent donnent raison à Pierre & Pierre de Blue Mind.
Linagora fait appel.
Le dirigeant de Linagora déclare :
« La création de Blue Mind s'est effectuée en contradiction avec la clause de non concurrence spécifiée dans le protocole d'accord signé entre les vendeurs d'Aliasource et LINAGORA et que Blue Mind utilise du code OBM dans son produit. »
Commençons à regarder tout cela de plus près ensemble dans ce premier épisode.
La clause de non-concurrence du pacte d’associés…
Le 12 juin 2007 : Pierre & Pierre signent un acte d'adhésion au pacte d'actionnaires de la société Linagora et ce, expressément en leur qualité 'd'hommes clés' au sens de l'article 13 du pacte.
Le 13 juin 2007 : ils signent leurs contrats de travail.
La notion d’"homme clé" désigne une personne considérée comme essentielle au bon fonctionnement ou à la réussite d’une entreprise. C’est souvent un fondateur, un dirigeant, un expert ou un développeur stratégique sans qui le projet ou la société perdrait une part importante de sa valeur.
En pratique, dans un pacte d’associés ou un contrat :
On identifie certaines personnes comme "hommes clés" pour leur imposer des obligations renforcées : non-concurrence, non-sollicitation, confidentialité…
Cela permet de protéger l’entreprise en cas de départ : on ne veut pas que cette personne recrée la même activité ailleurs avec les clients, les équipes ou la techno.
L’article 13 du pacte d’actionnaires stipulant l’engagement de non-concurrence de Pierre & Pierre désignés comme ‘hommes clés’ est rédigé comme suit :
« L’engagement des ‘hommes clés’ tels qu’ils sont définis ci-après consiste :
- tant qu’ils auront la qualité d’homme clé, et
- dans un délai de deux ans à compter de leur départ de la société,
à ne pas :
i) occuper un poste d’administrateur, directeur, employé, consultant ou prestataire de service, ou détenir des participations directes ou indirectes dans une autre société qui exerce une activité similaire dans un pays d’Europe,
ii) embaucher ou proposer d’embaucher des salariés de la société,
iii) solliciter les clients ou prospects de la société. »
…était cassé
Dans l’esprit, cette clause de non-concurrence les interdisait de concurrencer Linagora pendant deux ans après leur départ, partout en Europe, et sous toutes les formes (salarié, actionnaire, consultant, etc.).
Si la clause de non-concurrence avait été valable, les fondateurs de Blue Mind auraient été condamnés, sans même qu’il soit nécessaire de prouver une faute précise.
Sauf que, « l’Europe » n’est pas une limite géographique suffisante dans le contexte de cette affaire.
La clause de non-concurrence a été jugée illicite donc écartée.
Première douille pour Linagora
Le suite au prochain épisode.
2. Le Temps technique : la mise en échec de la clause de non-concurrence
Dans cette affaire — comme dans toute négociation précontentieuse — notre premier réflexe est toujours d’attaquer les clauses qui nous dérangent.
Tous les coups sont permis.
C’est aussi pour cela que la qualité de rédaction d’un contrat est importante (et aussi complexe).
Une clause bien rédigée, c’est une clause qui résiste.
Une clause floue ou excessive, c’est une faille exploitable.
Rappel : pour être valable, une clause de non-concurrence doit impérativement :
Être limitée dans le temps,
Être limitée géographiquement (et raisonnablement),
Être proportionnée au but recherché,
Et, si elle vise un salarié, prévoir une contrepartie financière.
Dans cette affaire, la clause a cédé sur le terrain de la limite géographique — et ce n’est pas surprenant. On voit encore trop souvent des clauses exagérées sur le champs géographique sans justification.
Mais plus encore ici, ce n’est pas tout : la rédaction elle-même posait problème. Lisez bien :
Seule la première des interdictions en (i) est géographiquement limitée à l'Europe.
La Cour d’appel a été très claire :
« Si une telle clause de non-concurrence est justifiée par la protection des intérêts légitimes de la société Linagora, le nombre important d'interdictions qu'elle contient, leur durée apparaissant longue dans le domaine du développement de produits informatiques et de prestations de service y afférentes où l'innovation technologique est rapide, et leur application à un secteur géographique étendu s'agissant de l'exercice d'une activité professionnelle et sans limite s'agissant de la prospection de clientèle en font une entrave excessive à la liberté de se rétablir et au libre exercice d'une activité professionnelle. La clause invoquée par [Linagora] est donc illicite. »
Une clause de non-concurrence s’appliquant en Europe n’est pas en soi illicite.
Mais si elle est mal calibrée, trop large ou mal justifiée, elle devient un boulet.
Et ça, la liberté d’entreprendre, protégée par la Constitution, n’aime pas trop.
💶 Et la contrepartie financière dans tout ça ?
Vous vous demandez peut-être : « Mais la clause n’était-elle pas invalide aussi parce qu’elle ne prévoyait pas de compensation ? »
La Cour rappelle que « La clause de non-concurrence litigieuse n’avait pas, pour être licite, à être assortie d’une contrepartie financière. »
Pourquoi ? Parce que Pierre & Pierre n’étaient pas salariés au moment de leur adhésion au pacte d’associés.
Le critère s’apprécie à la date de signature, pas en fonction de leur rôle passé ou futur.
Si vous êtes côté acquéreur, voici quelques conseils pour votre clause de non-concurrence dans le contrat de cession (« SPA ») :
Rédigez une clause précise et proportionnée, qui prévoit :
Une durée (2 ans est souvent un grand maximum),
Une limite géographique raisonnable (ne jamais écrire « le monde entier »)
Une contrepartie financière, surtout si le cédant est salarié (la qualité de salarié s’apprécie au jour de la signature du SPA)
Un périmètre d’activités bien défini (ex. « solutions de messagerie collaborative open source pour … »).
Ne faites pas des clauses trop « larges » car, croyez-nous, dès qu’un risque de nullité d’une clause est repéré, il devient une arme redoutable de négociation.
Listez la clientèle sensible et les actifs clés que vous voulez protéger :
Liste des clients stratégiques,
Projets en cours ou historiques,
Logiciels ou modules spécifiques,
Savoir-faire particulier.
3. Des News de VOLKANE (et sa team)
Une série d'entretiens "ice breaker" avec les profils qui ont particulièrement retenu notre attention à la suite de notre offre de collaboration libérale est enfin dans nos agendas.
C’est la première phase de notre processus de recrutement. Pendant cet échange nous n’avons pas le CV de la personne sous nos yeux.
L’objectif de ce court échange est :
De briser la glace (merci Sherlock)
Tester le feeling humain
Échanger de manière libre sur les motivations, les attentes avant d’aller plus au fond des choses dans un second round.
Stay tuned,
À dans deux semaines,
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A dans deux semaines pour un nouvel épisode de La Douille.
Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
"Même code.." Pour information OBM (PHP) et BlueMind (Java/Javascript) ne sont pas écrit dans le même langage de programmation
"L’un d’eux crée quelques mois plus tard Blue Mind, un concurrent frontal." -> Totalement faux. Lisez les jugements du TC
Ça me fait penser à la différence entre vaincre et convaincre, racheter et reprendre.
J'ai deux exemples dans mon entourage dans lesquels le dirigeant a transmis son entreprise, c'est à dire qu'il n'a pas cherché à vendre le plus cher possible, mais qu'il a choisi quelqu'un à même d'apporter à ses clients et collaborateurs le même soin que lui. C'est convaincre, c'est reprendre, c'est un rapport de collaboration, dans lequel le fondateur reste en contact avec le repreneur.
Racheter ou vaincre, c'est un autre fonctionnement davantage fondé sur le pouvoir et la domination. Ça marche parfois, c'est la majorité des cas dans le business, mais dans ce cas là il faut vraiment investir dans un bon avocat / forgeron de chaînes juridiques et réglementaires, car même si ça peut se faire avec le sourire, c'est une bataille à mort qui se livre, à côté de laquelle GOT c'est gentillet.
Le sujet c'est aussi la personnalité de Pierre et Pierre, leur loyauté vis-à-vis de l'entreprise qui les a racheté et théoriquement rendus riches.
L'histoire ne dit pas si ce rachat était hostile ou consensuel...